NAISSANCE (anthropologie)

NAISSANCE (anthropologie)
NAISSANCE (anthropologie)

Toutes les sociétés se sont représenté symboliquement le processus apparemment naturel de la naissance et l’ont organisé rituellement. Autour de cet événement dont dépend leur continuité même, autour de ce moment extrêmement important où l’organisation sociale se rencontre avec une existence singulière, elles ont élaboré des conceptions et des pratiques qui ont fait l’objet, de la part des anthropologues, de nombreuses enquêtes et tentatives de classification ou d’interprétation. La très grande diversité de ces représentations et de ces rituels, par lesquels les groupes sociaux les plus variés donnent à la procréation biologique leur propre codage culturel, ne peut être appréhendée de manière synthétique, mais seulement évoquée à travers des études limitées aux actuelles sociétés traditionnelles, notamment africaines, ou au passé, récent ou lointain, du monde européen.

1. Les sociétés traditionnelles

Les conceptions de l’hérédité

Les modalités de la naissance, qu’on les envisage du point de vue des géniteurs ou de celui de l’enfant, ne peuvent être comprises indépendamment des conceptions biologiques qu’on rencontre, notamment sur la personne et sur l’hérédité, dans diverses sociétés. Le nouveau-né est considéré comme étant marqué par différentes déterminations qui lui viennent soit du monde d’où il est issu et qui peut coïncider avec celui des défunts, avec la chaîne de ses ancêtres, paternels ou maternels selon le cas, soit des composantes et attributs de sa propre personne, qu’il les partage avec tous les êtres humains ou qu’ils constituent pour lui les signes d’une singularité individuelle. Pour les sociétés traditionnelles, comme pour les autres d’ailleurs, chaque individu est inscrit dès sa conception dans une chaîne de filiation où il occupe une place déterminée, les critères d’une telle assignation pouvant être fort variables: ressemblance physique, consanguinité, incorporation légale... En Afrique de l’Ouest, le nouveau-né est couramment représenté comme un ancêtre qui revient. Ce sont, en effet, les ancêtres qui assurent la reproduction biologico-sociale du groupe, mais ils sont aussi, en cas de mécontentement, les agents responsables de la stérilité féminine ou de la mort de l’enfant. Chez les Mossi (Burkina Faso), qui ont un système patrilinéaire, un ancêtre paternel ou une ancêtre alliée (mais qui a donné des enfants au lignage) fournit au nouveau-né une parcelle de l’instance non périssable de sa propre personne; cette parcelle devient, lors de la naissance, un élément de la personne de l’enfant, le segre , «manifestation humaine nouvelle» du défunt. L’identification de l’ancêtre s’effectuera par divination quelques jours après la naissance. D’une telle conception de l’engendrement découlent des applications très concrètes puisque, sa vie durant, l’individu sera considéré en fonction du lien particulier qu’il a ainsi avec tel ou tel défunt, ce qui n’exclut nullement qu’il ait son individualité propre en vertu de la flexibilité de la théorie – par exemple, jeu des ressemblances perceptibles ou discrètes. Le thème de la proximité du nouveau-né avec le monde non humain occupe ainsi une place majeure dans les représentations qu’on se fait du nourrisson, lequel est souvent regardé comme n’étant «pas tout à fait humain» tant que les rituels consécutifs à la naissance ne l’ont pas intégré définitivement au groupe.

Dans de nombreuses sociétés, l’enfant à naître entretient des relations substantielles non seulement avec le monde des morts, mais aussi avec le monde animal ou avec les multiples entités qui peuplent l’univers non villageois: esprits, génies de brousse, animaux sauvages, à l’égard desquels la future mère a peut-être transgressé un interdit de vision ou de consommation durant sa grossesse. Ces liens sont, eux aussi, rituellement dissous après la naissance, mais ils ne sont jamais totalement abolis et continuent de marquer le cours de l’existence de l’individu.

L’enfant à naître peut être dans sa substance même directement déterminé, dans des proportions variables, par des ascendants défunts ou par ses parents: le corps et la chair sont donnés par la mère, le sang par le père, comme chez les Samo (Burkina Faso); ou bien le sang maternel et le fluide séminal paternel contribuent à façonner le fœtus. Les représentations très nombreuses et complexes que se font les sociétés traditionnelles de la genèse de l’être humain concernent aussi bien les déterminations antérieures de celui-ci que la nature de la vie intra-utérine et que le lien biologique entre la mère et l’enfant. Le placenta, en particulier, est fréquemment chargé d’une forte valeur symbolique; il est considéré comme étant le jumeau ou le «double» de l’enfant, et, parfois aussi, il est porteur de signes qui constituent des «principes spirituels» de la personne et influent sur son destin futur. Son importance, manifeste dans les rituels qui suivent l’accouchement, apparaît de même dans de nombreux mythes et récits cosmogoniques africains: chez les Dogon (Mali), c’est toute la création qui procède du placenta primordial, chaque naissance particulière constituant en quelque sorte une répétition, sous le double registre réel et symbolique, de cette «filiation mythique» qui permet, comme l’a montré M. Cartry à propos des Gourmantché, de rendre compte des liens rattachant un individu à sa mère.

La grossesse

Souvent considérée comme une maladie, dont l’issue heureuse est pour toute société d’une extrême importance, la grossesse est toujours réglée par un certain nombre d’interdits spécifiques. Dans la mesure où le destin social de la mère et la reproduction du groupe en dépendent, ceux-ci sont d’une logique certaine dans des sociétés où la mortalité infantile est souvent très élevée (il arrive que la moitié des nouveau-nés meurent dans les trois premières années, situation proche de celle de la France de l’Ancien Régime). Les interdits ou précautions que doit observer la femme enceinte sont d’ailleurs en corrélation avec le fait que les funérailles des enfants morts en bas âge se déroulent le plus souvent selon un rituel abrégé et sommaire, ceux-ci n’étant pas encore considérés comme des personnes «complètes». Les interdits propres à la grossesse prennent fréquemment la forme de prohibitions alimentaires, dont la transgression – qui peut être involontaire – est censée entraîner le décès de l’enfant, un accouchement difficile, une naissance anormale (jumeaux, mauvaise présentation de l’enfant, etc.), ou même certaines maladies infantiles qui surviendront plus tard (cette causalité rétrospective exprime un aspect des liens symboliques complexes qui unissent l’enfant et sa mère). Chez les Senoufo (Côte-d’Ivoire), certains animaux sauvages, tels que le lézard ou le lièvre, ne doivent être ni regardés ni a fortiori consommés par une femme enceinte; ils ne peuvent non plus être tués à la chasse par le futur père. La transgression de cet interdit entraînera automatiquement chez l’enfant la «maladie du lézard» ou la «maladie du lièvre» (affections qui ont leur équivalent dans la nomenclature occidentale des maladies infantiles). Ainsi se trouve opérée une configuration symbolique, qui n’est pas propre aux Senoufo, où sont associés, dans une sorte de symbiose, la mère, l’univers animal et sauvage et l’enfant à naître.

Des comportements peuvent aussi être frappés d’interdit durant la grossesse: certains déplacements, des gestes domestiques ou les relations sexuelles seront, suivant les théories locales, strictement prohibés ou, au contraire, préconisés. Ces ensembles de règles, qui s’adressent parfois au futur père, sont souvent fondés sur des raisons de type analogique. Expression d’une crainte des éventuelles difficultés de l’accouchement, ils sont étroitement liés aux classifications organisant l’univers, aux théories étiologiques, aux relations intrafamiliales et lignagères des différentes sociétés.

L’accouchement et les rituels consécutifs à la naissance

Les difficultés accompagnant l’accouchement constituent un thème fréquent dans les discours relatifs à la naissance. Elles sont à la fois évoquées comme une hantise et envisagées comme la sanction de conduites prohibées par l’organisation sociale. Interprétées rétrospectivement, par l’intermédiaire d’un devin par exemple, elles sont le plus souvent imputées à des conduites antérieures de la mère, notamment à un adultère. La «confession» de la coupable peut s’effectuer après les relevailles, mais également pendant l’accouchement. Ainsi, chez les Yao et chez les Nyakyusa d’Afrique orientale, la parturiente est sommée par les femmes présentes d’avouer sa faute. Événement majeur de la vie familiale, l’accouchement est, comme les funérailles, l’occasion privilégiée où s’expriment les rapports d’alliance, ainsi que les tensions existant entre les époux et les lignages qui se trouvent alliés par leur intermédiaire. C’est l’alliance et la continuité de la chaîne de filiation qui fondent la vie sociale, mais, comme l’épouse et future mère est l’agent de la mise au monde d’un membre du groupe, il n’est pas fortuit qu’elle soit tenue pour principale responsable des aléas de l’accouchement; d’ailleurs, bien plus fréquemment que l’époux, on l’accuse d’avoir eu des relations sexuelles illicites.

Les postures de l’accouchement varient selon les sociétés. Hormis celle de la sage-femme, la présence des femmes est souvent réglée par les relations d’alliance et de parenté. Le placenta, conçu comme lien entre la mère et l’enfant pendant la vie prénatale, et le cordon ombilical sont l’objet de pratiques rituelles, conformément aux théories locales sur la personne. Chez les Galla (Éthiopie), on les brûle très tôt pour prévenir les manœuvres de sorcellerie qui pourraient s’exercer contre la mère et l’enfant; souvent aussi ils sont enterrés en des lieux prescrits. Ainsi, chez les Serer (Sénégal), un individu n’est considéré comme natif d’un village qu’à la condition que son cordon ombilical y soit enterré, tandis que le placenta est enfoui à l’endroit de l’accouchement. Chez les Gourmantché, où les rituels d’accouchement sont très complexes, l’expulsion du placenta (qui est appelé le «deuxième» et sans l’extraction duquel l’enfant n’est pas encore complètement né) achève le processus de la naissance et marque l’acmé du rituel. Le placenta doit être conservé «en vie» durant l’existence de l’individu et il est placé dans de l’eau; les Gourmantché, cependant, reconnaissent qu’il constitue désormais une substance morte, séparée, et ils l’enferment ensuite dans une poterie qu’ils enterrent avec la même houe que celle dont ils se servent pour creuser les fosses mortuaires. Dans toutes les sociétés, qu’elles soient africaines, par exemple, ou européennes, les naissances remarquables (naissances coiffées ou naissances par le siège) donnent lieu à des interprétations particulières. Ces interprétations peuvent être contradictoires d’une société à une autre, comme c’est le cas pour les naissances gémellaires; en tout cas, elles sont très généralement ambiguës.

Les rituels concernant la section du cordon, la conservation ou la destruction du placenta, la première lustration du nouveau-né correspondent schématiquement à des «rites de passage» qui comportent, d’une part, la séparation d’avec le milieu antérieur, d’autre part, l’intégration dans le monde des vivants (pas nécessairement dans celui des personnes, cette intégration ne s’effectuant le plus souvent que lorsque l’enfant parle ou commence à marcher). Ces rituels intéressent aussi les géniteurs: ceux-ci, ou seulement l’un des deux, peuvent être astreints à un certain temps de réclusion, souvent proportionnel à un comput du temps symbolique qui fait correspondre à chaque sexe des nombres déterminés. Ainsi, en vertu d’une association très répandue en Afrique, trois et quatre se rapportent soit au sexe masculin, soit au sexe féminin. D’autres rites, tels que le rasage de la tête du nouveau-né, sont accomplis dans un délai qu’on calcule d’après un symbolisme similaire. Chez les Mossi, c’est le troisième jour après l’accouchement que la mère peut se déplacer, dans le cas où le nouveau-né est un garçon. Celui-ci portera un ornement protecteur pendant trente-trois jours.

On prend toujours, après la naissance, des mesures prophylactiques, motivées par le fait que le nouveau-né est un être fragile, particulièrement exposé aux manœuvres de sorcellerie ou des puissances extra-humaines. Comme, devant ces dangers, il «menace de repartir», les proches et surtout la mère jusqu’au sevrage l’entourent d’une attention et de soins constants. La période de «liminalité» à laquelle la mère est ainsi astreinte se traduit souvent par la prohibition des rapports sexuels avec le conjoint (dans les sociétés polygames surtout) jusqu’aux premiers pas de l’enfant. La transgression de cet interdit, dans la logique de la croyance à la symbiose entre la mère et le nourrisson, entraîne la maladie ou la mort de celui-ci.

Les relevailles de l’accouchée marquent la fin de sa réclusion: chez les Serer, le rite de sortie de la mère et du nouveau-né, le huitième jour après la naissance, marque la reconnaissance sociale de ce dernier. Comme dans de nombreuses autres sociétés, ce rituel, dont les acteurs sont les membres des deux lignages et les alliés impliqués dans l’événement, actualise les relations d’alliance, notamment par le biais d’insultes institutionnalisées ou par l’imputation du paiement des frais; le rite serer veut qu’à cette occasion le nouveau-né sorte de la maison de réclusion quatre fois s’il s’agit d’un garçon, trois fois s’il s’agit d’une fille.

Après la naissance, selon des délais variables, intervient, avec la dation du nom, une autre forme de rite de passage: l’enfant est inscrit à une place donnée dans la série de ses frères et sœurs (dans l’organisation des relations d’aînesse) et dans l’ordre lignager. Il existe souvent dans telle ou telle société une suite ordonnée et fixe des noms correspondant à l’ordre de naissance et au sexe. Il arrive aussi que l’imposition du nom dépende des conceptions qu’on a du «retour» de tel ancêtre ou des relations qu’on entretient avec l’ancêtre fondateur du lignage. Fait social complexe, la cérémonie de la dation du nom peut amener à prendre en compte des événements antérieurs marquants (telles les maladies) ou ce que l’on souhaite voir advenir dans le destin de l’individu. Le nom, en effet, est une partie intégrante de la personne: il opère, dans la vie de celle-ci, ce qu’il signifie.

Ainsi, bien que nécessaire au processus d’individuation, la naissance biologique ne suffit pas à faire d’un nouveau-né un être social: seule une série de rites de passage permet l’édification finale de la personne. Symboliquement anticipée depuis le temps de la conception, la naissance est le lieu où se croisent une problématique interindividuelle (mère-enfant) et des impératifs touchant la reproduction sociale (notamment à travers l’affirmation de la fonction paternelle et des relations d’alliance). Les rituels qui l’entourent ont pour fonction de séparer progressivement l’individu de ses univers antérieurs non socialisés, tels que ceux de l’animalité ou de la mort.

2. La naissance en Europe

Mythes du héros et roman familial

Les représentations mythiques européennes concernant la naissance sont extrêmement nombreuses et par conséquent difficiles à appréhender et à ordonner. La classification la plus maniable adopte le schéma des rites de passage découvert et défini par A. Van Gennep. Les rites de passage comportent successivement les stades de séparation, de marge et d’agrégation et ont pour fonction de faire passer un individu d’un milieu social ou religieux à un autre, tout au long de son existence. Dans le cas de la naissance, on ressent la nécessité toute particulière de soumettre ce processus biologique à une élaboration symbolique, dans l’intention d’intégrer le nouveau-né à son groupe social et religieux.

On trouve dans la mythologie indo-européenne un grand nombre de récits dont le motif initial est constitué par la naissance du héros de la narration. C’est qu’en effet le héros mythique se signale presque toujours par une naissance remarquable et, réciproquement, le récit d’une naissance dans un mythe a pour fonction de signaler la naissance d’un héros. Peut-être faut-il se demander si ce motif mythique n’a pas la même fonction que la marque sociale que l’Ancien Régime appelait précisément «naissance», dans l’expression par exemple «avoir de la naissance», et qui servait à la hiérarchisation des classes sociales.

Une des versions les plus connues de ce motif a été étudiée par O. Rank à partir d’exemples puisés dans la mythologie indo-européenne et proche-orientale. On y retrouve un schéma narratif commun: le héros est l’enfant de parents éminents, c’est souvent le fils d’un roi. Sa conception est précédée de difficultés, une stérilité prolongée par exemple, ou bien l’obligation faite à son père et à sa mère de garder secrètes leurs relations sexuelles; avant ou pendant la grossesse, une prophétie – rêve ou oracle – avertit des dangers de cette naissance qui mettrait en péril la vie du père ; conséquemment, le nouveau-né est «exposé», c’est-à-dire abandonné, souvent sur l’eau, placé dans une boîte; il est sauvé par des gens de rang social inférieur ou par des animaux femelles qui le nourrissent et l’élèvent; devenu adulte, il retrouve ses véritables parents; la prédiction s’accomplit: il est reconnu et accède au rang qui est le sien.

Derrière ce schéma narratif, on reconnaîtra aisément un grand nombre de récits, dont le plus ancien sans doute raconte la naissance de Sargon, le fondateur de Babylone. On retrouve ce schéma dans les mythes racontant la naissance de Moïse, de Pâris, de Persée, de Romulus et de Rémus, de Siegfried. Le plus célèbre des mythes d’enfant exposé est très certainement celui d’Œdipe. Ce même schéma a été repris dans quelques légendes chrétiennes. Cependant, les contes merveilleux de la société traditionnelle européenne, s’ils n’ignorent pas les thèmes des mythes, en affaiblissent fréquemment la portée et la gravité. Ainsi, dans un conte européen, Le Diable et ses trois cheveux d’or , dont une version a été recueillie par les frères Grimm, on retrouve le motif initial de l’enfant exposé, mais l’issue du conte ne présente rien de dramatique.

O. Rank interprète ce schéma mythique par des fantasmes que Freud avait désignés sous le nom de «roman familial». L’enfant imagine que ses parents ne sont pas ses parents véritables, qu’il est né de parents plus prestigieux et que ses parents l’ont seulement adopté ou recueilli. Ou bien seul le père est exclu par ce «roman»: l’enfant imagine que son père n’est pas son véritable père et, dans ce cas, que sa mère a eu des relations amoureuses secrètes. Il peut encore se figurer qu’il est seul à être un enfant légitime, ses frères et sœurs étant des bâtards. On retrouve ces fantasmes à l’œuvre dans les mythes examinés par Rank, et ces deux sortes de productions imaginaires, les unes individuelles, les autres collectives, renvoient pour l’essentiel au complexe d’Œdipe. En particulier, l’hostilité du père envers son fils, manifestée dans les récits mythiques par le fait que le père donne l’ordre d’exposer le nouveau-né, s’explique par un mécanisme de projection: dans l’histoire des individus, c’est le fils qui souhaite la mort de son père afin de prendre la place qu’il occupe auprès de sa mère.

Un passage ritualisé

Une approche plus anthropologique de ce thème – sans infirmer l’interprétation psychanalytique – l’éclaire d’un jour un peu différent. Elle fait appel à l’étape intermédiaire des rites de passage, au stade de marge. Dans les sociétés traditionnelles européennes, celui-ci se plaçait entre la naissance et le baptême. L’enfant était étroitement surveillé durant cette période, car, n’appartenant pas encore à la communauté sociale et religieuse, il était menacé par les esprits malfaisants et les sorciers. À peine le considérait-on comme un être humain. Cette ségrégation, ou ce délai observé, survit encore. Ainsi a-t-on conservé jusqu’à nos jours la pratique de ne pas nourrir l’enfant durant vingt-quatre ou quarante-huit heures, et même trois jours. On s’aperçoit maintenant que cette pratique, observée à la fois par la médecine savante et la médecine traditionnelle, qui l’une et l’autre préconisaient la seule ingestion de purgatifs destinés à débarrasser l’enfant du méconium, ne relève d’aucune explication scientifique: elle ne peut se justifier que par l’obligation de respecter une période de marge au moyen d’un rite ou de pratiques dont la motivation est inconsciente, cette période permettant de transformer la naissance biologique en une naissance sociale.

Le motif mythique de l’«exposition» de l’enfant constitue une représentation narrative dramatisée du stade de marge. On y voit les mêmes intentions à l’œuvre, transposées dans un modèle héroïque: remplacement des parents biologiques par des parents sociaux (adoptifs), intégration de l’enfant dans la société globale, assignation d’un destin à ce nouvel individu.

La naissance met aussi en jeu un grand nombre de représentations concernant la séparation. Elle implique, en effet, un ensemble de rapports où l’enfant peut être considéré comme une partie détachée du corps de la mère, le placenta comme une partie détachée du corps de la mère et du corps de l’enfant, le cordon ombilical comme une partie détachée du corps de l’enfant. En Europe, ces représentations trouvent leur expression dans des croyances et des rituels concernant le placenta et le cordon ombilical, ainsi que la coiffe dans les cas rares où l’enfant naît coiffé.

Le placenta est dans un rapport symbolique étroit avec la mère, alors que la plupart des populations non européennes le considèrent comme le «compagnon» de l’enfant, si ce n’est souvent comme son «jumeau». En Europe, il a des vertus fertilisantes: dans l’ancienne Serbie, une femme qui voulait devenir féconde se baignait dans une eau où l’on avait mis le placenta d’une femme récemment accouchée. En Italie, jusqu’au début du XXe siècle, on le conservait durant trois jours sous le lit de l’accouchée, puis on le mettait dans un endroit où il y avait de l’eau courante (source, creux d’une rivière) ou, à défaut, dans de la terre humide. Ce double traitement avait pour fonction de faire «monter» le lait de la mère, puis de le lui conserver longtemps pour qu’elle puisse assurer un bon allaitement à l’enfant. Source de la nourriture de l’enfant durant sa vie intra-utérine, le placenta, après la naissance, conserve cette fonction sur le plan symbolique.

Le cordon ombilical, une fois séché et tombé de l’ombilic de l’enfant, était soigneusement gardé. On croyait que, s’il avait été brûlé, jeté à l’eau ou mangé par un animal, l’enfant subirait le même sort. Il y a donc un lien d’appartenance entre les deux. Comme il est, en outre, le lien réel entre la mère et l’enfant, lien qu’il faut sectionner à la naissance, il était apte à représenter à la fois la protection que la mère assure à l’enfant même après sa naissance et l’indépendance à laquelle celui-ci doit accéder pour devenir adulte. Aussi plaçait-on le cordon ombilical dans la poche ou dans la doublure des vêtements de l’enfant ou de l’adolescent lorsqu’il avait à affronter des situations difficiles. Par ailleurs, lorsque l’enfant atteignait l’âge de sept ans, on le lui mettait entre les mains après y avoir fait des nœuds. S’il le dénouait sans mal, on estimait qu’il serait intelligent et habile, apte donc à acquérir autonomie et personnalité.

L’enfant né coiffé, c’est-à-dire avec un petit morceau de membrane amniotique sur la tête, était considéré dans toute l’Europe comme un enfant qui aurait bonheur et chance durant sa vie entière. Cet événement rare réalise, en effet, une conjonction entre l’enfant et la membrane maternelle qui l’entourait et le protégeait durant sa vie utérine. Un fragment de la mythologie irlandaise (Fionn et les hommes bleus ) raconte que les hommes nés coiffés ne peuvent périr ni par le feu, ni par l’eau, ni par les blessures: seule la vue de leur propre coiffe peut les faire mourir (la mort envisagée comme un retour dans le sein maternel). Ces quelques exemples montrent combien la séparation lors de la naissance était prise en charge par un ensemble de représentations symboliques destinées à réduire l’anxiété qu’elle provoque.

Le stade ultime de ce passage ritualisé qu’est la naissance socio-religieuse est l’intégration à la communauté. Dans la Rome antique, ce passage se faisait grâce à un geste du pater familias qui prenait dans ses bras le nouveau-né qui avait été posé à terre. On a montré que ce geste avait pour but de donner symboliquement à l’enfant la stature droite qui est le propre de l’homme. On trouve des traces de cette représentation dans l’Europe traditionnelle (en Italie, la sage-femme est appelée levatrice , la « releveuse»; en Languedoc, elle est dite costósida , mot qui a le même sens), et même dans le langage quotidien, avec l’expression «élever» un enfant.

Dans l’Europe christianisée, c’est le baptême qui remplit cette fonction d’intégration à la communauté. Il n’a pas un contenu uniquement religieux, puisqu’il permet aussi de conférer à l’enfant un nom qui lui est propre, de l’inscrire dans une lignée familiale (jusqu’à la fin de l’Ancien Régime en France, ce fut la seule inscription), de lui attribuer un père et une mère dont les fonctions ne sont pas biologiques mais sociales et religieuses (le parrain et la marraine), de le présenter à la communauté familiale et sociale.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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